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le blog de marcel tauleigne
27 décembre 2016

Étienne: Une histoire d’amitié.

 Etienne: Histoire d'une amitié. 

Je vous propose là, un texte écrit dans le livre présenté ci-dessous, dans lequel figure 7 récits, dont Étienne. Pour tout renseignement, me contacter.

                                                                                  

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                                                   Je me revois sur le sentier du Caïre, maigre, l’allure chétive, usant de mon bâton pour dompter quelques chèvres récalcitrantes qui refusaient de rejoindre leur enclos. L’empressement m’anime, j’éprouve le fort besoin de rejoindre au plus tôt Etienne, mon ami, mon grand frère avec qui je partage une amitié d’enfant. Une amitié de garçon. Une amitié singulière.

  

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                Je vais sur mes treize ans. L’idée de partir pour respirer l’air pur et boire sans restriction un lait riche de toutes ses matières grasses, n’arrivait pas, tout au moins pour un temps, à me consoler de la longue séparation familiale qui s'en suivrait. Trois mois d'absence, sans visite, seulement un lien d'affection maintenu grâce à quelques lettres que ma Mère m'adressera. Certes, depuis des années je monte en estive, mais cette saison, maintenant je le sais, va être différente. Bien que vétéran de ce type d’expédition en Ardèche, celle des hauteurs, celle où vivent les Pagels, j’appréhende ce nouveau départ. Et pour cause.

           J’ai déjà fait plusieurs séjours dans la vallée du Lignon et, aujourd’hui, sans me donner d’explication, ma famille d’accueil ne sera pas la même que les années précédentes. Cet été 1951, pour les mois de Juillet, août et septembre, je suis envoyé chez les Bastides au pied du barrage de La Palisse, en lieux et place de la Croix de Bauzon et d’Antonia, auprès de laquelle je me sentais rassuré.

 

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Les gorges du Lignon de Jaujac.

La Croix de Bauzon

La Croix de Bauzon.  

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La ferme d'Antonia Chambon se distingue au fond de la vallée du Lignon.

 

                   Les saisons précédentes, Chez ceux d’avant, j’avais mes marques, mes habitudes. Depuis le temps, je faisais partie de la maison. Cette décision de me placer ailleurs va m’obliger à tout recommencer. Je vais devoir me familiariser à ces nouvelles gens et à un environnement qui me sera étranger. 

                         

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 La ferme d'Antonia, à proximité de La Croix de Bauzon. Peinture à l'huile.

 

                                  Ce qui ne changera pas c’est le voyage. Je le connais. Le car des Ginhoux qui, au départ d'Avignon monte à Aubenas, depuis le temps, j’en ai essuyé la plupart de ses sièges. Cependant, après cette première étape, ce sera différent. Il va falloir changer de ligne de desserte pour s’enfoncer plus loin dans la montagne, en direction du lac d’Issarlès, via Saint-Cirgues-en-Montagne. Comme à chacun de mes départs annuels, mon Père m’accompagne.

          Le Fernand des Bastides nous attend dans le bistrot près de l’ouvrage en construction qui, accessoirement, fait office de relais pour les voyageurs dont le terminus se trouve sur le grand plateau ardéchois. L'homme est attablé devant un verre vidé sans doute depuis longtemps, vu l’impatience qu’il manifeste sans véritable retenue. Une poignée de mains échangée avec mon Père, un regard à peine appuyé en ma direction, sont les premiers souvenirs que je retiens de mon arrivée en ces lieux.

 

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              Tout en descente dans sa première partie, le sentier se faufile entre un bosquet de jeunes fayards et les berges de la Loire. Nous passons sur un joli pont de pierres. Un raidillon nous amène, non sans mal, à la ferme des Renards. Juchée sur un promontoire, surplombant le fleuve naissant, la maison apparaît massive derrière sa façade à la couleur grisâtre. D’immenses frênes font office de rempart au vent. Ici, il s'agit de la Burle. Une bise soufflant du nord, violente et froide durant la période hivernale. Victoria, la maîtresse de la maison, sans doute alertée par les aboiements du chien, est là plantée dans l’embrasure de la porte d’entrée. Elle nous est présentée par son mari d’un signe de la main. L’accueil s’est limité à quelques propos d’usage, sans plus.

             Pas de temps perdu en discours de convenance, les gens de la montagne ne sont pas causants. Il faut dire que des gamins comme moi, ils en ont déjà reçu une bonne dizaine depuis le début de la guerre. La question ne semble pas se poser quant à savoir s’ils savent s’y prendre avec les petits. Alors par dévouement, par charité chrétienne, mais peut-être aussi pour tromper leur solitude, ils offrent l’hospitalité à ceux qui, comme moi, ont du mal à se relever des restrictions alimentaires tristement communes à la population de cette époque.

            Après que me fut proposée une boisson sucrée, je suis invité à suivre la Victoria en vue de mon installation dans ce qui sera mon hébergement pour la saison. L’accès se fait par l’extérieur. D’un pas que j’ai du mal à tenir, elle me guide en direction d’un grand passage comme il s’en voit encore à l’entrée des granges du pays d’en haut. À l’intérieur de ce qui est le fenil, une pièce construite en planches, coincée entre les murs d’angle et la solide charpente du toit, va être ma chambre. Contrairement au reste de l’habitation, sa réalisation est récente. Le bois est encore brut de scierie.

             Du fourrage, entassé à même l’extérieur des cloisons, distille d’agréables senteurs d’herbes et de fleurs séchées.

           Deux lits sont disposés côte à côte. Une table chargée de cahiers et de livres scolaires, signalent la présence d’un autre enfant dans le voisinage. Des images pieuses tapissent une bonne surface des murs. Un Jésus en cire, emprisonné sous une cloche en verre, trône sur une étagère. Il sourit. Un autre, crucifié sur un bois doré est suspendu à mi-hauteur. Il est disposé entre les deux couchages. Il parachève une décoration que je trouve curieuse.

             C’est une surprise de ne pas me savoir seul à la ferme des Renards. Rapidement, mille idées me traversent l’esprit. Je suis heureux à l'idée de savoir qu’un autre enfant, probablement de mon âge, se trouve ici avec moi. Je pense en particulier aux soirées que je n’aurai pas à passer en tête à tête avec le Fernand et la Victoria. Je sais par expérience avoir à répondre à des questions, en particulier les premiers jours. Ils ne savent rien ou pas grand-chose de moi, pas plus qu'ils n'en savent sur ma famille et il y a assurément chez les Bastides de la curiosité à satisfaire. C’était comme ça chez les autres, rien de méchant, mais un besoin de savoir. Parler était également leur façon de se montrer avenants. Ils le savent, les débuts sont souvent difficiles, alors il faut remplir le temps pour apaiser les inquiétudes du nouveau venu.

           Ce devrait être différent avec mon voisin de lit. Échanger, bavarder avec lui ne devraient pas me poser de problème. Quel bonheur à l’idée d’avoir un compagnon. Je veille à ne pas le montrer, mais je suis impatient de le voir. La Victoria ne me dit rien de lui et moi je n’ose pas poser de question à propos du lit vide.

         Mon esprit s’emballe au point d’en oublier que je suis là pour tout autre chose que pour m’amuser. Les années précédentes, chez les Chambon, je n’avais personne avec qui jouer, alors, je m’employais à accomplir toutes sortes de besognes pour tromper le temps de mes tristesses. Ici, je peux espérer autre chose. Cette présence change tout. Imaginer avoir près de moi un copain et ne pas pouvoir disposer de liberté pour jouer avec lui, devenait subitement une crainte insupportable. Cette idée vint obscurcir un imaginaire que je me construisais en dehors de toute réalité. Sans même avoir rencontré ce voisin de lit, car dans mon esprit, il ne pouvait s’agir que d’un garçon, j’imaginais déjà des plans pour nous sortir du quotidien, pour fuir ce qui avait été ma solitude des estives précédentes. Pourquoi ne pas envisager d’être ensemble pour garder le troupeau, pour travailler le jardin ou faner ? Après tout pourquoi les Bastides auraient-ils accueilli deux enfants pour la saison avec la volonté de vouloir les séparer ?

 __________________________

           

                                    Un garçon s’avance vers moi avec lenteur. Il paraît sortir de nulle part. Son allure est étrange. Sa démarche est hésitante. Il me dévisage avec une curiosité troublante, allant à m’obliger à baisser les yeux. J’éprouve, dans l'immédiat, un sentiment de recul. Un sentiment de gêne immense. Je me sens soumis à un examen humiliant, exposé à un regard inquisiteur. Je reste hébété. Non par sa rencontre, d’ailleurs, elle était prévisible et personnellement vivement souhaitée. C’est la façon dont elle se déroule qui est surprenante. Un cérémonial surréaliste a entouré cette présentation, dont la mise en scène n’a pu se réaliser qu’avec la complicité du Fernand. Le prétexte annoncé de vouloir me montrer l’enclos réservé aux agnelles était un scénario monté de toute pièce.

           La sente pierreuse qui conduit à la bergerie est tapissée de pettes de brebis. Au fond du chemin se dresse un hangar recouvert de tôles rouillées, duquel s’échappent des bêlements continus. Quelle malice a pu habiter ce garçon et cet homme pour choisir un décor pareil ? J’avoue ne pas comprendre. Plus tard, seule la personnalité fantasque d’Etienne donnera un sens à un choix qu’il a voulu m’imposer.

           Etienne n’est pas habillé comme un garçon de la campagne. Avec son costume d’un blanc immaculé et ses mocassins vernis noir ébène, il se singularise dans le décor de bouseux qui l’entoure. À présent, un léger sourire marque une intention d’accueil se voulant rassurante. Contrairement à ce que je dois lui renvoyer en termes d’image, il ne paraît pas étonné de me savoir enfin arrivé. Assurément, il connaît l’endroit. Il montre des signes qui ne trompent pas. Sa familiarité avec le Fernand ne fait pas de doute. L’aisance et la complicité qu’ils affichent dans leurs comportements les trahit.

           Sans que j’en comprenne la raison, il manifeste de la difficulté à pouvoir continuer son chemin. Il s’arrête vacillant. Essayant d’être le plus naturel possible, je m’avance vers lui. Je me trouve désarmé devant ce garçon au visage étrangement pâle. Il n’est pas tout à fait un adulte, mais déjà plus un enfant. Il tend une main décharnée devant laquelle je ne peux contrôler un moment d’hésitation avant de pouvoir, à mon tour, avancer la mienne qu’il me serre avec autorité. Des yeux sombres entourent un visage aux traits surprenants. À présent, un regard curieux semble faire un inventaire de ce qu’il découvre, de ce qui semble lui être offert, de ce que je suis.

           Rencontre dont je n’avais pas prévu le côté insolite, pas plus que je n’aurais pu imaginer l’ambiance théâtrale dans laquelle elle s’est déroulée. Quelle idée ridicule que ce spectacle préparé à mon insu où je subis le rôle d’un comédien désarmé de ses répliques. Je ne sais plus dans quel ordre replacer les sentiments que je ressentis au terme de cette mascarade. J’étais déstabilisé devant ce garçon pour le moins étrange et dont rien ne m’avait laissé jusqu’alors imaginer qu’il pouvait être le camarade espéré.

            J’avais déjà croisé dans ces montagnes perdues des garçons de ferme aux comportements bizarres, généralement des simplets. Mais la surprise était toute autre, cela était évident, il ne pouvait être là comme berger. L’invalidité qu’il présentait le rendait inopérant, incapable d’assumer les tâches pour lesquelles, habituellement les fermiers accueillaient des enfants. Oui, j’en avais vu des drôles durant mes séjours précédents, mais jamais comme Etienne et je n’étais qu’au début de mes surprises le concernant.

         L’étonnement passé, je parle du mien, un enchaînement de propos et de gestes rassurants générèrent un climat qui apaisa mes émotions, qui calma mes inquiétudes. Nous étions côte à côte à nous regarder de bas en haut, moi avec timidité et lui sans aucun embarras. Je restais muet, alors qu’il me noyait de ses paroles. J’entendais qu’il était content que je sois là, que je sois venu.

           À présent, je le regardais sans baisser les yeux. Curieux de ce qu’il était, mais aussi pour lui offrir un regard que je voulais chaleureux. La scène était drôle et touchante. Comment expliquer ce qui m’a traversé l’esprit à cet instant où, sans recul aucun, je sus à l’instant être là pour lui.....

            Les circonstances de ma venue, la naissance de ce qui sera notre relation, seront d’autant plus attachantes que les événements qui viennent de se dérouler ne sont pas dus au hasard.

 _______________ 

 

                                            Etienne est un adolescent de seize ans. Malade depuis des années, il vient régulièrement chez les Bastides faire une cure de repos et d’oxygénation loin des quartiers de Marseille. Il ne supportait plus se trouver seul durant des semaines, face au Fernand et à la Victoria. Leur relation lui était devenue ennuyeuse. À l’écoute de leur fils et concevant sa prière, sa famille se mit en quête de lui trouver un camarade. L’un de ses oncles habitant notre quartier, obtint de mon Père de me changer de famille afin de satisfaire sa demande. C’est ainsi que je fus désigné, à mon insu, et dans une totale ignorance de ce qui m’attendait, candidat comme second des Bastides et garde-malade auprès d’un garçon dont le caractère, les humeurs allaient de la désespérance aux projets débordants d’optimisme. Un garçon à cent lieux de mes souhaits tellement je le voyais différent de moi. Tellement ce lit voisin du mien, avait en si peu de temps entrainé mon esprit vers de folles espérances.

            Il n’est pas, il n’est plus comme les autres Etienne. Depuis quatre ans, il lutte contre une tuberculose osseuse qui le tient alité des mois durant. Une déformation de son squelette le rend bancale, le rend boiteux. Malgré ses efforts pour se tenir droit et paraître valide, je me suis rapidement rendu compte de son handicap. Mes espoirs de partager avec lui des obligations de travail et les jeux pour lesquels nous aurions pu être partenaires, se perdent subitement dans un flot de regrets. Les stigmates de ses souffrances se lisent sur son visage. Je suis partagé entre la déception d’être privé de sa complicité pour partir à l’assaut des soldats fantomatiques que représentent les gerbiers après la moisson et un sentiment de tristesse que m’inspire sa silhouette fragile et instable.

          Je sens Etienne impatient. Il me manifeste des attentions, me gratifie de tapes amicales comme si nous venions de nous retrouver après une séparation que des circonstances nous auraient imposée. Il se positionne en grand frère sans domination abusive, mais je sens son autorité. Il émane de lui et de sa façon d’être, une assurance décalée du reste de sa personne qui le rend mystérieux.

       Dans la manière de se présenter quelque chose en lui m’interpelle, me fascine. Il joue naturellement d’un charme peu commun. Ses manières, sa gestuelle, me laissent voir un garçon d’un monde différent du mien. Ses propos dits d’un ton familier sont de nature à m’aider, à me remettre de ma surprise. Il exprime, là, une gentillesse dont la forme ne m’est pas familière. Je suis à son écoute, captivé par un vocabulaire riche des mots que son accent du sud fait sonner d’une chaude musique.

             Rapidement et bien que formulé à demi-mot, la chose a pu être dite. Je viens de comprendre la raison pour laquelle je suis ici. Je sais à présent et sans qu’il ait eu la possibilité de me choisir, je sais être là, suite à sa supplique formulée comme la condition de son retour chez les Bastides.

Au fil des jours.

 

                              Mes journées commençaient tôt le matin. Dès sept heures, parfois un peu plus tard, je devais me lever pour me préparer à conduire le petit troupeau sur le lieu de pâture. Après avoir pris mon petit déjeuner avec la Victoria et le Fernand, j'avais pour mission de servir celui d’Etienne à la chambre. Il avait énoncé cette demande auprès des Bastides en ma présence avec une marque d’autorité dont il s’autorisera souvent l’usage.

            Le bruissement de mes pas sur le plancher l’avertissait de mon arrivée. Par jeu, il simulait s’être rendormi. Il attendait de moi que je le réveille. Tout en minaudant des propos flatteurs, je devais le secouer avec délicatesse. Il singeait alors un éveil étonné, étirant bras et jambes de détentes rendues saccadées à cause de sa maladie. Toujours rieur dans ces circonstances, les yeux pétillants de malice, il demandait à ce que je m’assoie sur son lit, puis il me ceinturait de ses bras pour me retenir près de lui. Si au début ses gestes d’affection m’étaient prodigués dans la retenue, il n’en a plus été de même dans les jours qui suivirent. De mon côté, affranchi de toute pudeur, je n’ai plus eu à jouer le jeu de la complaisance. Mes élans d’estime étaient désormais devenus la propriété de ce garçon pour le moins curieux.

           Une amitié venait de naître, comme seuls les enfants s’autorisent à les vivre. La surprise passée, l’intérêt qu’il portait à mon dévouement ont eu rapidement raison de ma crainte de ne pas être celui qu’il attendait. Etienne d’une manière théâtrale me manifestait des sentiments excessifs. Certains d’entre eux me faisaient douter de leur intégrité, de leur honnêteté même, mais je les acceptais comme un don non négligeable dans cet environnement où la tendresse était un luxe qui ne se pratiquait pas. Je n’avais pas envie de m’en défendre, ses débordements me flattaient.

           Il gardait la chambre toute la matinée pour travailler son programme scolaire que de nombreuses absences avaient empêchées de terminer. Rapidement, je le quittais la peine au ventre pour aller remplir les tâches pour lesquelles, en première intention, les Bastides m’avaient reçu à la ferme des Renards. La réalité prenait alors sa place, je redevenais le serviteur du maître, seulement le vacher. La rosée à peine séchée, un bâton en main, je guidais de la voix les quatre vaches, les chèvres et les moutons, surprenant de-ci de-là des cailles s’ébattant dans les flaques laissées par les orages fréquents qui, l’été, sévissent en montagne. Pour ce temps de garde, je partais parfois loin, vers le Sautadou ou la plaine des Baïsses. L'heure du retour  en devenait de jour en jour plus longue à sonner. Elle en devenait au point languissante, quelle m'amenait parfois à brusquer le pas du bétail pour retrouver Etienne. 

                 Au fil des jours, les séparations se sont faites de plus en plus douloureuses, en particulier pour Etienne qui voulait me garder près de lui. Il me monopolisait de façon abusive, suscitant en moi la crainte d’en rester captif. Cependant quand j’étais loin de lui, sa sollicitude me manquait. Je ne sais plus dire aujourd’hui s’il accaparait mon temps ou si je le lui consacrais. J’avais intégré et admis le fait que je lui devais d’être chez les Bastides. Si les débuts me firent douter d’une rencontre heureuse le concernant, il a su m’amener à une autre perception de ce qu’il était au-delà de son apparence et de ses comportements énigmatiques. Je lui vouais une forme d'abnégation, dont le contenu restait mal défini. Je savais pourtant depuis le premier jour de notre rencontre avoir été l’objet d’une entente de laquelle j’avais été écarté. À ce sujet, encore, et quoique fugitives, des pensées pénibles arrivaient à me tourmenter. Que serait-il advenu de moi si Etienne m’avait rejeté ?

             À présent plus rien de tout cela ne comptait, ce que j’étais censé lui apporter n’était plus de l’ordre du devoir. C’était d’une autre nature sans que je puisse en donner de définition répondant à une logique raisonnable. Un lien fait de mystères nous unissait. Seulement être ensemble suffisait à un bonheur que nous ne voulions pas nous expliquer. Une confusion de sentiments bousculait en moi toute notion de rationalité. Partir garder sans lui me faisait culpabiliser, me rendait coupable d’une lâcheté ou d’une fuite qui avaient pour conséquence de nous rendre orphelins l’un de l’autre.

        Lui, sans le vouloir me privait de tout ce que j’aurais souhaité lui faire partager de mon expérience. Celle de la montagne que je pratique depuis ma petite enfance dans l’Ardèche de mon Père, laquelle par filiation, coule dans mes veines. En effet, pour qu’il ne soit pas jaloux ou malheureux, je m’obligeais à lui taire les rencontres qu’il m’arrivait de faire au détour des chemins.

           J’aurais tellement voulu qu’il soit avec moi le matin où j’ai surpris ce jeune chevreuil jouant avec sa mère à l’orée du bois du Travers. Les parties de cache-cache que j’engage parfois avec les écureuils, dont la ruse et la malice font de moi un mauvais perdant, l’amènerait sans doute à rire à mes dépends. Je me refusais, comme je le faisais les années précédentes, à courir après les cailles pourtant nombreuses sur les éteules des récentes moissons. Pour ne pas me sentir coupable d’un amusement, d’un jeu dont son handicap le prive, je m'en punissais du plaisir.

 

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          Toutefois et plus forte que mes résolutions, l’envie et le besoin de me défouler  m’entraînaient de temps en temps à oublier Etienne pour m’adonner à l’un de mes plaisirs favoris,  l’escalade. Le Riou du Basset, était parmi les lieux de pâture le site idéal pour cette pratique. À cet endroit, la Loire, seulement un brin plus large qu’un ruisseau, pouvait se traverser à gué. Je laissais le troupeau, mais le gardais à vue.

 

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                 Prenant à quelques mètres de l’eau, une petite falaise de basalte m’offrait un terrain de jeu que j’affectionnais. Je grimpais sur la paroi allant jusqu’à atteindre des hauteurs que j’avais parfois du mal à en faire la  désescalade. À plusieurs reprises, je suis rentré à la ferme les mains et les genoux entamés par les arêtes vives du rocher. Ce qui ne paraissait pas inquiéter les Bastides, provoquait chez Etienne des attitudes curieuses. Ne pouvant plus lui mentir sur mon activité coupable, j’ai fini par lui avouer mon délit. Mes blessures pourtant superficielles l’amenaient alors à prendre soin de moi bien au-delà du rationnel. Imaginant sans doute que je venais d’échapper au pire, il m’entourait d’une tendresse débordante, me collait sur la peau des pansements aux dimensions ridicules. Après m’avoir bien chouchouté, après s’être attendri sur mon sort, d’un ton menaçant, il me faisait promettre de ne pas recommencer.

Curieux manège.

 

 

                  Par je ne sais quel type de négociation, à moins que cela n’ait fait partie du contrat passé avec le Fernand, Etienne obtenait que j’aie, de temps en temps, des demi-journées à lui consacrer. À sa demande, nous partions pour de courtes promenades, le plus souvent en direction du pont des Monteils. Son parapet nous servait de banc. Là, assis l’un près de l’autre, les yeux rivés sur l’onde et sans qu’un indice ne l’ait annoncé, Etienne se mettait à égrener des propos délirants, déclamait des tirades au contenu surprenant. Il y faisait cohabiter la vie, l’amour, la mort dans un insolite désordre. Il exprimait une détresse dont la vérité me touchait au point de m’envahir. Il m’avait déjà, dans d’autres lieux, joué ce type de comédies sordides. Elles me surprenaient toujours autant, au point de me paralyser de peur à l’idée qu’il puisse mettre sa vie en danger. Un état de panique que j’avais du mal à maîtriser, l’amenait alors à prendre conscience de l’influence que ses propos avaient sur moi. Il s’interrompait brutalement. En forme d’excuse, il me jouait alors la scène de la repentance, du misérable qui ne sait plus où est sa raison.

 

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Peinture à l'huile de Roger Boudin.

 

                 Ses gentillesses, qu’il voulait sincères, n’arrivaient pas malgré tout à cacher le plaisir manifeste qu'il éprouvait à me mettre en difficulté. Ma fragilité dans ce domaine lui donnait le sentiment d’être fort. De ses mains aux doigts longs et maigres, il tentait d’étouffer des rires qui venaient parachever mon incompréhension quant à ses agissements. Son mal-être était sans doute responsable de ses débordements outranciers, mais il semblait en rajouter par calcul, pour gagner de ma part davantage de compassion. Sa conduite me rendait malheureux au point de le haïr. Fou de colère, je fuyais en courant, le laissant seul avec sa cruauté pour compagne. Toutefois, et bien que décidé à ne plus céder à ses habituelles suppliques, je revenais à lui. La peur d’être réprimandé par les Bastides en était l’une des raisons. L’autre était la crainte qu’il me rejette. Ambiguïté d’une relation où le choix d’une décision ne répond plus à aucune logique. Encore aurait-il fallu qu’il me soit autorisé de donner un avis sur son comportement ou de prendre une sentence à son égard !

           Fort heureusement il n’en était pas ainsi à toutes nos sorties. Sans doute conscient du mal qu’il me faisait et travaillant à un meilleur contrôle de ses agissements, il m’épargnait ses malices pour quelque temps. À contrecœur, mais pour marquer ma détermination à ne plus vouloir subir, je m’obligeais à devenir distant. Ma conduite le peinait et le désintéressement que je lui manifestais l’affectait de manière visible. Je résistais pour ne pas me laisser influencer par son regard de chien battu. Je me faisais violence pour m’imposer une attitude d’attente, pour qu’il soit le premier à céder. Le premier à engager le pas d’une réconciliation qui viendrait mettre fin aux souffrances que l’on s’infligeait mutuellement.

           Drôle de vie que le sort faisait subir à Etienne. Drôle de scènes que certaines situations me contraignaient à jouer et dans lesquelles, pour me protéger, je marchandais les termes de la concorde.

                 Les journées se succédaient, chacune avec ses surprises. Etienne orchestrait pour moi des rôles à lui jouer. Je pouvais également devenir le complice des farces qu’il faisait au Fernand en lui cachant sa casquette que le pauvre homme cherchait en jurant comme un païen, alors que la Victoria le traitait de tous les noms d’oiseaux en l’accusant de perdre la boule.

 *"siès devengu un nèsci ? Sabès plus mounte soun tis afaire ?

 *"soun li pichot que me fan de farço. Sièu pas un nèsci. Escoustas li s'esclafa"

            Si Etienne savait jouer la comédie, sans que son visage ne se déride d'un pli, n'étant pas rompu à ce type d'exercice, mon rire en coin venait régulièrement nous trahir. La scène était trop cocasse pour m'en priver.        

          Le soir, dès la fin du repas, pour échapper aux soirées monotones du couple, nous partions dans notre chambre. Par un clin d’œil où un mouvement discret de la main, Etienne me donnait le signal de me lever de table. J’obéissais en lui emboîtant le pas. Je ne savais pas lui dire non et puis la veillée avec le Fernand et la Victoria n’avait rien de folichon. Ils se parlaient entre eux d’affaires à régler, de saisonniers à trouver pour creuser les pommes de terre avant que les froids arrivent. Ils étaient dans les soucis d'un quotidien qui ne présentaient aucun intérêt à nos yeux. La journée finie, le repas servi, faisaient qu’ils nous oubliaient.

             Sans signe avant-coureur, allongé sur son lit et selon son humeur du jour ou les douleurs qui lui tordaient le corps, Etienne me parlait. Il passait d’un discours allant du coq à l’âne, de rires convulsifs à des sanglots qui me laissaient sans voix. Je me trouvais, malgré moi, embarqué dans ses tristesses, dans le tourbillon de sa vie fantasmée, nourrie de projets et de plaisirs étranges. Il se livrait sans pudeur, lui qui pouvait être poli et délicat, utilisait alors un vocabulaire répugnant.

           Le lendemain était un autre jour, il était à nouveau celui que j’aimais, gentil et prévenant. Confiant dans l’avenir retrouvé qu’il portait à la vie, heureux de me savoir à ses côtés, il devenait un autre Etienne. Tout changeait, l’ambiance et l’humeur étaient à la fête et là, l’œil coquin, il m’exposait sa collection sécrète de photos de filles nues, dont il commentait les formes et les contours de propos croustillants. Il en parlait avec une jouissance non dissimulée et une agitation que mon niveau de discernement n’arrivait pas à justifier. Après s’être abandonné sans retenue, son calme retrouvé, il me faisait promettre de n’en rien dire aux Bastides. Ainsi, je découvrais, les yeux grands ouverts, ce déballage, cette débauche virtuelle pour lesquelles, rapidement, je ne m'autorisais plus d'interdit. Rien de particulier ne me déplaisait si ce n’est, cependant, l’évocation de certains actes exprimant des désirs qui me dépassaient alors…

      La Victoria et le Fernand appréciaient notre bonne entente. Ma présence leur enlevait le poids d’un accompagnement qui, de toute évidence, était devenu difficile à gérer pour eux. Je remplissais auprès d’Etienne, le rôle du chaînon manquant à ses besoins de partage.

Insolite mission.

 

                     Ma mission auprès d’Etienne, les tâches à accomplir à la ferme, mon poste de vacher, tout cela m’était devenu familier. Contrairement à mes débuts, aucune de ces exigences ne me pose à présent de problème, y compris la toute dernière, celle concernant la grande toilette !

        Cinq semaines de passées sans que le sujet n’ait été abordé une seule fois et voilà qu’aujourd’hui, il nous est demandé de façon péremptoire de faire notre toilette en entier ! Jusqu’à présent nous nous en tenions à un dépoussiérage fait au gant de toilette, dans ce qui avait été un lavabo de chambre d’hôtel, récupéré sans doute lors de la dernière réfection de celui de Saint-Cirgues. Le retard pour ce grand jour serait à imputer aux porcelets qui ne pouvaient pas encore être lâchés à l’air libre ! Trop fragiles, nous a dit le Fernand pour supporter la fraîcheur de la nuit !

            La salle de bains qui venait de nous être affectée, se trouvait de fait dans la porcherie. Un petit bâtiment accolé au corps de ferme et dont l’accès se faisait par l’extérieur. Un nettoyage rapide en avait enlevé les excréments du sol, mais la rigole destinée à l’écoulement du lisier continuait à distiller les senteurs du terroir !

            Luxe suprême offert par le père Bastides qui avait, dans l’urgence, enduit les murs en torchis d’une couche de chaux vive. Le travail avait été réalisé à la va-vite, les défauts de peinture en témoignaient. Ils laissaient apparaître des tâches à la couleur brunâtre qui caractérisaient, sans doute possible, la nature du reliquat!

           Aux réflexions pourtant drôles d’Etienne à propos du manque de finition, le Fernand avait fini par se fâcher. En fait, il était plus vexé qu’en colère.

         _Si tu n'es pas content, tu peux toujours....

          Puis il s’est arrêté net de parler, prenant sans doute conscience de ce qu’il allait dire. Alors pour donner le change, il se rattrapa en lançant d’une voix radoucie :

        _ Reconnais au moins que c'est mieux qu'avant.

          Effectivement, comme il y avait plus de blanc que de marron sur les murs, Etienne a convenu que c’était mieux que….

          Il y avait tout près de l’auge, décrassée par les soins de la Victoria, campé sur un trépied, un très grand chaudron de fonte aux parois noircies. Tous les samedis, en fin de journée, le récipient auquel il était donné un coup de propreté par l’un des membres du couple, devenait ponctuellement notre baignoire ! Et l’occasion pour moi de prendre mes premiers vrais bains, ceux dans lesquels je pouvais un peu barboter !

           Le reste de la semaine, il servait à la cuisson des pommes de terre et des betteraves pour l’alimentation des petits cochons !

        Pour tout dire, chez moi, dans la plaine, là où j'habitais en dehors de mes estives, il n’y avait pas de salle d’eau. Au fond de la pièce principale de notre maison, un réduit en faisait office. L’hiver, je me lavais dans un baquet où seulement les pieds, au niveau des chevilles, arrivaient à être recouverts et c’est avec les mains que je m’arrosais le corps de l’eau nécessaire pour me savonner. Un second temps m’amenait à devoir renouveler ce mouvement de noria afin de m’inonder de l’eau de rinçage. L’été où le bain n’avait pas à être chauffé, c’est dans la pile en béton posée directement sous la pompe que je faisais ma toilette.

         Allumé par le Fernand, le feu mis sous le récipient faisait monter en température une cent cinquantaine de litres d’eau. Le bain était pour nous deux, c'est-à-dire dans la même eau, mais pas ensemble. Un interdit sans appel avait été prononcé à l’unisson par les Bastides à ce sujet. Privilège au seigneur des lieux, Etienne passera le premier. Clairement, le règlement énoncé par le couple s’affichait comme étant incontournable.

           Approcher le chaudron, arriver à se glisser à l’intérieur était une mission que Etienne ne pouvait pas accomplir seul. Deux pierres mal calées, posées l’une sur l’autre, faisaient office de marchepied. Les escalader demandait un minimum d’équilibre qui lui faisait défaut. Etienne avait refusé, d’un ton catégorique, que Le Fernand s’occupe désormais de son bain. Ce dernier, visiblement vexé, me confia la tâche en même temps qu’il adressait à Etienne des propos marmonnés et suffisamment brouillons pour ne pas être audibles. J’étais, dans un premier temps, tenu de l’assister pendant l’ascension de l’obstacle, l’aider à enjamber les rebords de la grosse marmite afin qu’il arrive à destination sans encombre.

           Souvenirs cocasses que ceux-là. Comiques et tristes à la fois, tellement ils sont empreints d’un caractère émouvant et dont les détails me restent précis. Cet exercice représentait pour nous deux des manœuvres périlleuses dont la Victoria et son mari n’avaient sans doute pas anticipé tous les risques.

            Éveilles aux dangers de la manœuvre, mais assez fous pour les braver, combien de fois avons-nous frôlé la catastrophe. Mon inexpérience en la matière et pour la toute première fois, ma gêne à devoir empoigner le corps nu d’Etienne, nous amenèrent à devoir affronter des situations délicates. À combien de reprises fûmes-nous à la limite de nous retrouver, tous les deux, au sol ou pire encore, tous les deux, la tête la première dans le chaudron. Des braises encore rouges présentaient un risque supplémentaire en cas de chute. Enfin mille précautions devaient être prises pour qu’il n’ait pas de contact avec les bords extérieurs du récipient, afin de ne pas le voir se brûler la peau et par la même occasion,  se maculer de suie.

         Après quelques maladresses que Etienne, attentif, me demanda de corriger, je devins opérationnel. Complices, l'ocasion de notre toilette hebdomadaire venait égayer une fin de semaine  dont certains épisodes me restaient lourds à porter.

         De ces séances, des frayeurs, mais surtout des fou-rire me restent en mémoire. Le Fernand ne supportait pas notre insolence. Il venait régulièrement nous rappeler à l'ordre en tapant la porte de ses gros poings. Le temps du bain, nous savions qu’il virait aux alentours de la porcherie, mais rien ne pouvait nous arrêter.  Nous nous savions chez nous. Il était là sans doute pour notre sécurité, mais également comme responsable de notre moralité. La Victoria avait fait à ce sujet des allusions troublantes. Ce chahut l’intriguait, lui faisait sans doute se poser mille questions, mais il ne se risquait pas à entrer par crainte de la colère d’Etienne.

           La semaine qui suivit, oubliées les consignes de préséances concernant les mises en garde au sujet de la chronologie d’entrée dans le chaudron et, pire encore, celle touchant à l’intimité du corps. À l’audace de notre désobéissance, venait s’ajouter le plaisir à imaginer la tête du Victor nous surprenant à batifoler nus comme des vers. Qu’aurait-il dit en nous voyant nous ébattre, le corps dépouillé de tout vêtement, ce qui pour l’époque restait un acte de débauche et plus encore un péché devant Dieu. L’ordre en effet, avait été donné de nous laver en culotte ce qui rapidement ne fut plus de mise. C’est après le bain, pour écarter tout soupçon, que nous trempions malicieusement le vêtement dans l’eau pour déjouer tout doute de contournement à la règle.

         Terrain de jeu peu ordinaire que cette porcherie où chacun se découvrait à l’autre à présent sans gêne, sans honte. Drôle de salle de bain, drôle de récipient que cette marmite géante mais, qui dans l’instant présent, valait mieux que toutes les baignoires du monde. Attitude nouvelle pour moi qui, avant cette rencontre, n’aurait jamais osé me laisser aller à une telle démesure.

       Situation comique, mission pour le moins surprenante qui me fut confiée au pied levé et qui donna lieu à des pitreries dont l’aspect théâtral à présent me charmait. Etienne jouait, pour l’occasion et pour moi, un répertoire d’une fantaisie riche en surprises. Une sorte d’inventaire où la vulgarité de certaines de ses attitudes côtoyait les mots d’un vocabulaire précieux. Après avoir compris la singularité de cette assistance pour le moins particulière, après ma gêne passée à la découverte et au toucher de son corps déformé, après avoir entendu ses discours déclamant des propos dissolus et paillards, les libertés que nous prîmes sur le règlement nous devinrent communes au point d’en oublier les interdits. En particulier l’ordre d’entrée dans le bain était à présent dicté par Etienne. Quant à le prendre ensemble ce ne fut pas possible, le chaudron n’était pas assez grand !

           Le monde dans lequel j’ai été éduqué rendait tabou la nudité à tel point que jamais je n’avais été confronté à la situation qui venait de s’imposer à moi. Etienne qui, dans la chambre s’était jusqu’alors déshabillé discrètement et toujours de façon à ne pas se montrer, se dévêtissait là sous mes yeux le plus naturellement du monde. Pour ce qui fut ma première fois, je crois bien avoir rougi par avance à l’idée qu’il allait falloir, à mon tour, exécuter le geste final qui consiste à tout dévoiler. Peine m’en prit, mais je le fis malgré l’intimidation que me causa le regard amusé d’Etienne !

           À partir de cet instant et plus largement en relation avec une mission propice à des prises d’initiatives dont je devenais maître, j’ai pu fièrement assumer ce pourquoi j’avais été choisi. Sans pour autant me sentir plus haut, je savais avoir grandi.

      Que dire de plus sur cette sensation si ce n’est d’exprimer l’aisance qui venait de naître en moi. À présent, sans pouvoir en expliquer le fait, j’étais devenu quelqu’un, quelqu’un d’autre et différent d’un simple vacher. Etienne me donnait le sentiment d’être important, un petit frère, son petit frère. Certes il était toujours plus grand que moi, ses connaissances dans un tas de domaines dépassaient largement les miennes, mais grâce à lui et à son contact, quelque chose en moi venait de changer. Aucun mot n’avait suffisamment de force pour en exprimer le bonheur qui en découlait. En quelques jours seulement j’étais devenu différent dans la façon de me voir.      

           Des sentiments diffus m’apportaient une force mystérieuse, sans définition précise, mais suffisamment forte pour m'en sentir pleinement habité. Etienne, subitement, m’était devenu familier. À présent, sans complexe, mon regard pouvait croiser, pénétrer le sien. Nous étions devenus les mêmes. Sa différence, qui à mes yeux en avait fait un être à part, venait de s’effacer. Nous nous étions rendus indispensables l’un pour l’autre. Comparses, compères, complices sans autres limites que celles que nous nous fixions. Les ruptures, par épisode, nous ramenaient rapidement à remarcher sur le même chemin, celui sur lequel nous avions appris à être solidaires. Ces ruptures donnaient naissance à un nouveau départ. Départ vers plus de compréhension mutuelle, plus de liens qui de fait, allaient contribuer à en espacer les épisodes.

Par le biais de l’image…

 

 

                    Presque deux mois que nous vivons côte à côte. Le début de la rencontre suscita en moi de nombreuses questions et inquiétudes à propos des obligations auxquelles je me suis trouvé devoir faire face. Cette mission, étrange à beaucoup d’égards, m’ouvrait un regard nouveau sur une relation au caractère pour le moins original. Je découvrais, pour ce qui devait être au départ une estive ordinaire, des tâches surprenantes à accomplir.

             La santé d’Etienne s’améliore de jour en jour, il va beaucoup mieux. Il ne manifeste plus de colère liée au désespoir qui, auparavant, le rendait effrayant. Il est devenu amusant et agréable à vivre. Le thème de ses discours a radicalement changé. Ils ne m’apeurent plus. A-t-il craint que je m’en aille comme je l’en ai menacé ? Rien n’est plus certain car il doit savoir que cela m’est impossible à cause de l’engagement que mon Père a pris avec sa famille. Non, Je veux croire au fait qu’il souffre moins et, d’autre part, qu’il apprécie ce que je fais pour lui.

          Par fort mauvais temps, le bétail restait à l’étable ce qui me déchargeait de mes obligations. Je me sentais obligé de passer la journée dans la chambre aux côtés d’Etienne qui, d’autre part, savait jouer d’arguments auxquels ma curiosité l’emportait à présent sans gêne et sans culpabilité. Je devais rester silencieux pendant qu’il travaillait à ses devoirs au point qu’il m’arrivait de m’endormir. Il prenait alors un coquin plaisir à me réveiller en me chatouillant les joues, se servant pour cela de l’une des photos de son catalogue au caractère original.

          Alors que les Bastides nous croyaient devant un livre de français ou à la révision d’un poème, Etienne, réjoui de me voir bouche bée devant une nudité provocante, faisait défiler les exemplaires les plus explicites sur la manière de montrer l’interdit à l’enfant naïf que j’étais encore. Il en décrivait les images avec des commentaires exaltés qui me laissaient envieux de son savoir. Encore inculte en la matière, je découvrais, non sans surprises, des détails de l’anatomie féminine qui n’était pas sans m’interpeller. Je prenais connaissance de ces illustrations avec une certaine émotion et un intérêt qui l’amusaient beaucoup.

          Etienne observait mes réactions et affichait un plaisir non dissimulé à me voir rougir devant ces filles à la poitrine surdimensionnée. À une timidité que je voulais cacher, venait s’ajouter la surprise de tout ce qu’elles avaient à offrir en plus de leur gorge rebondie. Brutalité n’est peut-être pas le mot exact, mais j’avais parfois le sentiment d’être agressé par les images que je recevais en pleine figure et dont la vitrine me submergeait. La mise en scène de leurs corps dénudés jusqu’aux moindres recoins faisait me poser mille questions. Elles avaient une manière de me dévisager qui m’obligeait à me ressaisir pour ne pas détourner mon regard. Une invitation à je ne savais quoi de précis, me rendait méfiant au point de craindre de ne pouvoir me libérer de leur étreinte. Leur générosité et l’appel qu’elles me lançaient, me déstabilisaient jusqu’à l’angoisse de ne pas savoir comment m’y prendre si, par je ne sais quel artifice, elles venaient à s’extraire de leur prison de papier.

          D’une connaissance jusqu’alors à peine effleurée, Etienne me faisait accéder à cet univers troublant d’un désir que l’on ne définit pas encore, mais auquel déjà l’on aspire. Mon insuffisance, ma naïveté lui ont concédé le rôle de l’instruit, celui de l’éveilleur. Il avait à cœur de marquer sa différence dans un domaine où il me savait ignorant. Cet avantage l’a distingué, l’a rendu intéressant à mes yeux.

          Il me demande à présent de l’accompagner pour des promenades autour de la ferme. Investi d’une mission que je me suis attribuée, je l’entraîne à me suivre sur des distances plus longues. Je l’amène à se dépenser physiquement, à marcher au-delà de ce qu’il espérait faire. De jour en jour, son pas prend de l’assurance au point de pouvoir maîtriser un équilibre qu’il avait incertain à son arrivée. Manifestement, il est devenu heureux. Son regard est lumineux. Les cernes qui soulignaient d’un large trait noir ses yeux, ont complètement disparus. Le changement est spectaculaire. Il est devenu volontaire et enthousiaste.

            Ce séjour en montagne a transfiguré Etienne. Son visage s’est débarrassé de la vilaine pâleur qui donnait à son regard un aspect mélancolique. Nos promenades au grand air lui ont redonné une allure dont il est fier.

 Soudain, le doute.

 

                   Septembre touche à sa fin. Les premiers froids ont roussi les feuilles des coudriers. L’automne de cette année 1951 s’annonce précoce. La rentrée des classes va interrompre nos tête-à-tête, artisans d’une amitié complice. La compagnie d’Etienne me rend à ce point heureux que je refuse le principe de notre séparation. À toute évocation de son échéance, un vent de panique m’envahit. Je lutte avec acharnement pour chasser une évidence dont je sais pourtant le terme incontournable.

          Ce que nous avions réussi ensemble, m’amenait à vouloir repousser une décision qui venait rompre l’attache affective qui me liait à Etienne. Je pestais contre le droit des adultes qui, une fois de plus, allaient décider pour moi.

         S’étaient-ils souciés, à posteriori, si j’étais apte à assumer la charge dont ils m’avaient aveuglement investi ?

       Avaient-ils évalué les risques d’un échec. De mon incapacité à pouvoir gérer une situation pour le moins étonnante à confier au jeune garçon que j’étais ?

       Je pense, depuis longtemps que ces questions ne les ont même pas effleurés. L’époque ne laissait ni temps, ni place au doute, pas plus qu’à d’hypothétiques méfiances quant à savoir ce qui aurait pu nous arriver de préjudiciable, tant pour Etienne que pour moi.

       Aujourd’hui, alors que notre rencontre avait soudé les liens d’une affection profonde, les grands, sans état d’âme, sourds à mes suppliques, avaient déterminé qu’il était l’heure de nous séparer. Je ne voulais ou ne pouvais plus entendre les arguments de l’impératif scolaire. Prétexte dérisoire au regard de ma douleur.

    Mon vocabulaire se trouvait démuni et ne pouvait exprimer la souffrance d’un mal que je découvrais. Je me sentais vidé de toute substance et privé de toute réaction.

                Etienne ne pouvait ignorer ma détresse, mais il restait muet. Son silence venait aggraver un désespoir que je ne cachais plus. Il me manifestait des gestes d’affection, se voulait tendre et cajoleur, mais il ne me parlait plus. J’aurais aimé de sa part, lui, qui s’était livré sans retenue, lui, familier des Bastides, qu’il fasse front avec moi contre cette décision cruelle. Qu’il prenne partie, qu’il me montre l’attachement dont jusqu’alors il ne taisait pas le nom. Je fouillais son regard, cherchant en vain un indice qui confirmerait sa peine à nous voir séparés. Rien de charitable, rien de généreux ne venait m’apporter un quelconque secours. Rien ne filtrait de ses prunelles, dont le noir s’était à nouveau obscurci.

       Au fil des heures, perfide, un doute venait s’installer en moi et tel un couperet, mettait en pièce cette magnifique relation construite jour après jour et que je voulais immortelle. Non, je ne voulais pas croire qu’il ait pu ainsi et tout au long de ces trois mois passés ensemble, me retirer tout ce qu’il m’avait offert et donné de sentiments, à la fois d’amitié et de reconnaissance. Obstiné dans la quête d’une réponse, je cherchais à le toucher par des provocations. Je voulais trouver le moyen de lui arracher ce que je souhaitais entendre. En vain.

        Le moment de l’ultime séparation arriva sans que rien de sa part ne fût dit. Pas un seul mot de consolation ne lui sortit de la bouche. C’est alors que je vis s’avancer vers moi d’un pas assuré, et devant les Bastides, son père et le mien, il me prit dans ses bras avec violence pour me serrer très fort contre lui. Après des secondes d’un réconfort inavouable etdont je vivais l'immense bienfait, toujours sans un mot, il lâcha son étreinte pour me regarder, pour se montrer tel qu’il voulait être vu. Des larmes, ses larmes qu’il ne cacha pas et certainement qu’il fit l’effort de ne pas essuyer, me furent offertes en signe de réponse.

           Larmes d’une séparation douloureuse qu’il me confessait enfin. Reconnaissance certes muette, mais combien explicite pour moi. Il me présentait là, celle absente de toute représentation théâtrale qu’il savait pourtant jouer à la perfection. Il était, lui, enfin, dépouillé de tout artifice. 

       J’ai lu dans ses yeux ce qu’il n’a pas pu dire, j’ai ressenti dans cette ultime accolade les bienfaits de son élan secourable. Etienne avait dressé jusqu’alors, un rempart devant des émotions qu’il voulait me cacher ou des sentiments qu’il s’efforçait de taire

.             Je découvrais Etienne. Je le découvrais dans ce qu’il était au plus profond de lui-même. Un être fraternel, qui jusqu’alors s'était voulu hermétique à toute compromission. Un être ayant cru pouvoir refouler son attachement pour ne pas avoir à endurer, au-delà de ses propres souffrances, celle d'une séparation dont il était, à présent piégé. Malgré nous, mais de façon naturelle, sans fard, nous étions devenus complices d'une amitié impensable selon toute probabilité qui se serait voulue objective. Des besoins consensuels avaient pris lieu et place à l'autorité d'un du, d'un devoir. Dans l'adhésion, dans la contestation, pour ce qui furent les débuts de notre relation, les liens tissaient au fil des semaines avaient fabriqué cette alchimie qui rend l'improbable possible. 

De l'espoir à la déchirure.

 

                      Juillet 1952 approche et comme il en a été convenu avant de nous quitter fin septembre dernier entre les Bastides et mon Père, je dois repartir pour la ferme des Renards.

           Etienne a insisté dans un discours proche de la supplique pour que je remonte dès les prochaines vacances d’été arrivées. Loin de m’en défendre, je souhaitais cette demande. Je l’espérais comme un dû, une reconnaissance également de la part des Bastides. Etienne m’était devenu essentiel. Depuis plusieurs semaines, les rôles s’étaient plus ou moins inversés. Je n’étais plus son serviteur. Il anticipait mes demandes, il m’épargnait moi le petit, son petit frère. Des attitudes, un vocabulaire imagé, propre aux enfants de la campagne, un ensemble de comportements, ma condition modeste, la simplicité de mon existence dont il connaissait les détails, tout ce que j’avais en moi d’innocence l’avaient amené au fil des semaines, à me considérer avec une attention bienveillante. Il s’amusait de mon caractère réactif, des mises en scènes théâtrales que j’apportais en réplique à ses comportements taquins.

         J’avais accepté le principe de remonter à la ferme des Renards sans contrepartie, sans discussion. Ce que voulait Etienne, il le voulait pour moi, pour lui, pour nous. Alors, quoi de mieux que l’idée de nous savoir ensemble pour l’estive à venir ? Les liens que nous avions tissés ne pouvaient avoir d’autre suite logique que celle de conduire à nous revoir.

          Les neuf mois de séparation pesaient lourds d’impatience. Il nous tardait d’en rompre le silence, de nous retrouver sans avoir cette fois ni appréhension, ni a priori. Seul un bonheur que je savais partagé, occupait mon esprit. Ce qui la saison précédente me fut pénible, le changement de famille, mes débuts avec Etienne, devenait, maintenant une récompense, une invitation de nature à combler mes espérances.

          Au long des mois et de nos de correspondances, cette amitié, notre amitié était devenue sa raison de vivre. Ses lettres enflammées en réclamaient l’exclusivité, m’obligeant à lui mentir dès les courriers qui suivirent.

          Etienne m’avait cruellement manqué les premières semaines faisant suite à notre séparation. Puis et sans toutefois jamais l’oublier, j’avais repris ma vie au sein de ma famille, de mon quartier, retrouvant les Robert, les Mathieu et entre autres, Yvon, le farfelu. Nos activités, nos promenades, nos disputes, nos jeux abandonnés par la force des choses en début des vacances, avaient retrouvé leur rythme de croisière.

         Etienne continuait à m’idéaliser dans des discours rocambolesques avec des propos dignes des romans fantastiques. Il écrivait magnifiquement bien. D’une calligraphie appliquée, il réinventait notre rencontre et notamment la scène de la bergerie avec une fantaisie que je ne lui connaissais pas. Ses mots sonnaient d’un ton moqueur quant à la perception qu’il avait eu de moi dans les premiers instants de notre rencontre. Il ne s’oubliait pas dans des critiques et des repentances qui le ramenaient à sa juste sensibilité. Il revenait sans cesse sur l’amitié qu’il disait avoir découverte sous une forme dont il ignorait l’existence. Il en appuyait tous les adjectifs dont il soulignait le mot de traits de couleurs. Feuillet après feuillet il réécrivait notre histoire, dans laquelle je le découvrais plus étonnant que jamais, imaginatif et drôle au possible. Ses conclusions remplies de mises en garde m’étaient adressées comme des prières dans lesquelles il demandait à tous les Anges du ciel de bien vouloir me protéger. Il habillait son désir de m’avoir près de lui avec des mots généreux. Non plus pour le servir, mais dans une volonté de partage.

        _ Plus question d’être séparé, je veux être berger avec toi. Tu m’apprendras à conduire le troupeau, tu me montreras comment traire. Nous ferons ensemble, sur chacun des terrains de pâture, la cabane qui nous abritera en cas d’orage.

          C’était la première fois que j’entretenais une correspondance de ce type. À part une ou deux lettres par an que j’adressais à ma marraine et dont le contenu traitait de notre vie familiale et de quelques banalités pour remplir la page, jamais je n’avais été plus loin dans la pratique épistolaire. La qualité de ses textes était telle que mes réponses m’obligeaient à un travail de titan. Je faisais et refaisais plusieurs fois ma copie que je voulais sans rature et d’un vocabulaire soigné. Je me racontais en toute simplicité, je parlais de lui, de ce qu’il m’apportait et de l’immense plaisir que j’avais à le lire. Nos échanges étaient à flux tendu, à tel point qu’il m’arrivait de devoir différer mes envois dans l’attente d’avoir l’argent pour acheter les timbres postaux nécessaires à cette correspondance se voulant sans limite. Ne pouvant pas lui faire part de la vraie raison de certains de mes retards, j’accusais sans état d’âme les facteurs de la perte de ce que je prétendais lui avoir envoyé. Je m’efforçais d’avoir des réponses dignes de celles qu’il m’adressait, à la fois dans leur rédaction, mais également sur la qualité de l’orthographe.

      À la maison, nous n’avions pas de dictionnaire. Par respect pour Etienne, par crainte d’un jugement négatif porté sur notre relation, il n’était pas envisageable de confier la lecture de mon courrier à un membre de mon entourage. Oubliant tout sentiment de retenue, j’ai alors demandé à mon Maître d’école de bien vouloir en vérifier le caractère, après l’avoir informé sur la raison de ces échanges au ton parfois surprenant. Il le fit en toute discrétion et sans paraître étonné de ce que je lui livrais. Au contraire, il sut me féliciter à plusieurs reprises pour mes progrès en expression et sur certains accords dont le raisonnement me restait jusqu’alors abstrait.

       Le vocabulaire utilisé dans le cadre de confidences entre jeunes personnes, entre garçons en particulier, se manipulaient avec une réserve à laquelle Etienne par jeu, par plaisir de la provocation passait sans état d’âme le stade de l’impudeur. Bien que jeune encore, ses connaissances en matière de culture égrillarde nettement plus avancée que les miennes, lui donnait l’avantage de pouvoir glisser des mots coquins, auxquels, bien entendu, je ne pouvais pas répondre. Si en retour, je m’exprimais fortement sur l’affection que je lui portais, je m’appliquais pour garder un répertoire du niveau de mes connaissances et au registre ne sortant pas du respectueusement convenable. Le contrôle fait par mon instituteur auquel je m’obligeais afin de produire une rédaction se voulant soignée, en dictait la mesure.

 ___________________________

 

                                      Etienne ne montera pas, il ne montera jamais plus. Un jour de ce mois de Mai 1952, il traversait la rue pour se rendre à son lycée. Il n’a pas vu arriver le trolleybus.

           Depuis des semaines, depuis l’annonce de cette cruelle nouvelle, la vision de son lit ne me quitte pas. Je le vois désespérément vide, aligné dans la chambre près du mien, tel un catafalque qui viendrait sans cesse raviver ma peine et mon désespoir.

        Même si parfois j’aurais souhaité dormir qui, mieux que lui saurait désormais m’accorder sa confiance et me parler jusqu’au bout de la nuit. Qu’allais-je faire des projets que nous avions mûris ensemble ?Que seront mes retours sans lui pour m’accueillir en fin de journée, me serrer contre lui comme pour des retrouvailles dont l’absence aurait été interminable ?

        À la manière d’un automate, mais au raisonnement lucide, je faisais l’inventaire de ce dont la disparition d’Etienne me privait. Je vivais le drame d’une confusion coupable où s’entremêlaient l’inconcevable absence physique d’Etienne et ce que je savais perdu à jamais de sa complicité et de ses partages. Une foule de souvenirs ravivaient nos temps heureux. Je voyais défiler les images d’un bonheur qu’il avait retrouvé et l’expression de son sourire, m’adressant en confession les termes de sa reconnaissance.

         J’attendais le moment de le revoir avec tellement d’impatience. Lors de notre dernier échange, il m’avait promis mille choses et je suis certain qu’il aurait tenu ses promesses. Ses lettres m’assuraient qu’il allait bien au point d’envisager de pouvoir m’accompagner aux pâturages, peut-être pas tous les jours, mais le plus souvent possible. J’avais échafaudé mille projets, mille propositions à lui soumettre avec la conviction de pouvoir l’amener à me suivre.

         Je n’étais plus le petit garçon qu’il avait connu. J’avais, durant ces mois, grandi dans mon corps et dans mes certitudes. L’expérience m’avait appris à faire face à ses détresses, si toutefois il n’en n’était pas totalement guéri. Je saurai l’amener à vivre ce que j’avais dû lui taire de mes bonheurs rencontrés au détour des sentiers. Voir les cailles jouer dans les flaques laissées sur le chemin de la Riadou par les derniers orages du mois d'août l’aurait sans doute émerveillé. Depuis le temps, je connais leur emplacement. Je sais devoir précéder le petit troupeau et garder le chien à l’arrêt pour ne pas apeurer l’oiseau. Lui, malicieux au possible, aurait pris un plaisir sans borne à provoquer les écureuils dans leurs parties de cache-cache. Je l’imaginais enthousiaste au point d’avoir à freiner ses élans à la découverte de tout ce dont il n’avait eu jusqu’alors accès que par l’image et le rêve.  

          Fini le bain dans le chaudron, le petit gourd du Basset aurait été nôtre baignoire. En été, le soleil de midi y tombe à l'aplomb pour venir chauffer l’eau que nous aurions eue à volonté. À cet emplacement, des saules blancs abritent l'endroit de la bise qui descend du plateau du Mont-Gerbier-de-Jonc. Nos rires n’auraient pu amener le Fernand jusqu’à nous, bien trop loin pour nous entendre. Nous aurions été libres de nous baigner comme il nous aurait plu. Le sable fin, déposé sur ses bords par la rivière en période de crues, nous aurait servi de plage. Etienne serait sans doute arrivé de la ville, blanc comme un linge et je comptais sur le soleil pour lui donner une allure de campagnard.

       J’avais pour ambition de l’amener à me ressembler, à être en estive comme moi, comme tous les enfants qui viennent d’en bas découvrir la vie en dehors de tout artifice. Je lui aurais appris à s’habiller de tout ce qu’il y a de beau à regarder, à voir et à sentir. De tout ce dont il avait été privé, de tout ce dont ses souffrances l’avaient jusqu’alors gardé prisonnier.

        Presque une année à bâtir des plans pour une rencontre que nous voulions nôtre, trois mois à vivre ensemble et partager nos projets les plus fous. Le père d’Etienne avait pris contact avec le taxi de monsieur Ceytes de Saint-Cirgues pour venir nous chercher quelques dimanches de la saison et nous conduire sur un lieu de notre choix. Le lac d’Issarlès, à une quinzaine de kilomètres de la ferme des Renards fut retenu en première intention. Ensuite vint la fête du Cros de-Géorand, puis l’incontournable Mont-Gerbier-de-Jonc.

 

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Le lac D'Issarlès.

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Le village du Cros de Géorand.

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Le Mont-Gerbier-de-Jonc. 

 

                           L’optimisme d’Etienne me submergeait de tout ce qu’il avait à proposer. Je me demandais dans quelle mesure j’allais être exempté de garde afin de pouvoir l’accompagner dans ses projets. Par retour de courrier Etienne avait balayé mes inquiétudes et mes scrupules de propos généreux. Rien à présent ne me gênait. Me voir assis à ses côtés, allant par monts et par vaux au gré des ordres qu’Etienne donnerait au chauffeur me surprendrait sans doute, mais je saurais m’y habituer.

         Presque une année à régler des détails sur d’hypothétiques histoires que nous construisions avec d’infinis détails. Comment aller rendre visite à la petite Maria de la ferme des Soules dont nous savions par avance l’autorisation refusée. En effet, les Bastides et les Breysses sont fâchés depuis trop longtemps au point de ne plus savoir pourquoi !

 

 

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Ferme ressemblant à celle des Saules.  Il s'agit là de la ferme de Peyrebelle. 

 

 

        Facile !, comme disent les jeunes aujourd’hui, les solutions, les stratégies en mettre en place pour arriver à nos fins ne nous faisaient pas défaut. Une chèvre égarée ou attirée par le bouc des Soules et le tour sera joué. Qu’auraient pu dire les Bastides ? Rien, car il fallait bien récupérer la bête. Quant au Fernand, ça lui coûterait beaucoup trop à devoir s’abaisser pour réclamer l’animal aux Breysses. Ainsi, au gré de notre imagination, nous nous ouvrions les portes conduisant sur les chemins de nos fantaisies.

       Par courrier, nous nous posions des questions sur d’éventuelles opérations à monter. Nous imaginions avoir à déjouer la surveillance du vieux couple pour une escapade, pour affronter la nuit dans les bois que nous habitions d’animaux fantastiques. Nous avions à notre répertoire une palanquée d’idées plus loufoques les unes que les autres.

        Meurtri au plus profond du cœur, accablé par la l’épreuve, je pleurais en silence car mon entourage ne comprenait pas l’ampleur de ma peine. À cette époque encore, la souffrance dans ce domaine semblait seulement être réservée aux grandes personnes. Aux yeux des adultes, un enfant restait un être superficiel, sans profondeur d’Ame. La question ne semblait pas encore avoir été posée quant à la sensibilité qui pouvait l’habiter, à savoir qu’un enfant ne pouvait pas prétendre souffrir d’un chagrin ne se rapportant pas à un membre de la famille.

         Alors, au diable, ces préjugés qui m’obligeaient à taire ma douleur, comme si l’intérêt que je portais à Etienne devenait un sentiment coupable. S’il était toujours un étranger pour les personnes qui m’entourait, le temps passé à le connaître m’avait converti quant à l’ami qu’il pouvait être. Celui pour lequel l’on n’a plus de secret, celui capable de vous comprendre au-delà des mots. Et s’il me reste encore difficile d’isoler le facteur déclenchant de l’affection qui nous liait, j’avais, nous avions acquis, Etienne et moi, la certitude qu’elle serait éternelle.

         Je n’avais jusqu’à ce jour jamais vécu de deuil. La mort d’un camarade de mon frère aîné, un jeune garçon, m’avait davantage ému que profondément affecté. Sa mort avait éveillé en moi un sentiment de méfiance face à un risque pouvant nous arracher aux nôtres, tout en pensant en être hors d’atteinte. Je me souviens également qu’à partir de ce jour, j’ai pris davantage conscience de ce que représente la vie. De la mienne et de ceux que j’aimais. Dans mon esprit d’alors, sauf cas rarissime, seules les personnes âgées risquaient de disparaître. Du temps s’était écoulé et ce phénomène contre nature ne m’ayant plus approché, je le jugeais loin de moi. Je me croyais à l’abri d’un mal que je découvrais et dont le poison me rongeait, m'entraînant à un isolement dont seule la raison me permit d’en sortir.

                                        Que pensaient les Bastides ? Avaient-ils conscience de mon chagrin. Avaient-ils compris le cauchemar que représentait pour moi la ferme des Renards sans Etienne ?

     Sans pour autant vouloir la chasser de mon esprit, depuis quelques jours une pensée me rendait à la fois honteux et espérant. Elle venait, en alternance, me culpabiliser et m’apaiser quant au souhait que secrètement je formulais. Avec malice, elle investissait mes souvenirs consacrés à la mémoire d’Etienne, alors que d’autre part, elle allégeait ma peur de la solitude et mes appréhensions à devoir côtoyer, sans lui, un environnement que nous avons partagé. Je ne pouvais pas imaginer pouvoir m’endormir sans ses pantomimes, sans ses histoires, même si certaines m’ennuyaient parfois. Que seront les matins sans ses mises en scène pour me laisser croire qu’il s’était rendormi et auxquelles j’accordais la part de complaisance qu’il attendait de moi ? Comment allais-je faire pour vivre sans tout cela ! Comment pourrais-je me coucher près de son lit vide.

          Voulant parfois me cacher qu’il ne viendrait pas, je poussais mon imagination à nous revoir dans la scène de l’habillage quand il ne pouvait tout seul mettre sa chemise ou enfiler un pantalon à cause d’articulations trop douloureuses. Je m’efforçais à vouloir réentendre son rire en cascade, rire avec lui de ses maladresses qu’il commentait dans la dérision. Je voulais entendre à nouveau le Fernand frappant la porte de la porcherie, coups donnés du poing accompagnés de sommations, d’intimidations pour que cesse un vacarme qui l’agaçait et dont, par bravades nous ne tenions pas compte.

          Je ne voulais pas voir sa chaise vide à table, je ne voulais pas…. .

          Oui, alors, et malgré moi, je cultive cette pensée qui sans adoucir ma peine, apaise mes angoisses car je redoute les tête-à-tête du repas du soir avec le Fernand et la Victoria. Je crains leur gaucherie, leur réconfort inapproprié et devant lesquels je serais incapable de pouvoir cacher mon chagrin ou étouffer mes sanglots.

 Je le veux, je l’espère, j’ose souhaiter que les Bastides auront pris un autre garçon à la ferme. Peu m’importe qui il sera, pourvu qu’il comble l’espace.

           Peut-être deviendrons-nous amis ? Je lui montrerai comment construire des cabanes et les couvrir de branches de genêts. Aimera-t-il, comme moi; courir après les cailles sur les éteules les moissons terminées ?

 

              Je lui parlerai d’Etienne……

Légende:

*Tu es devenu niais?Tu ne sais plus où tu ranges tes affaires?

Ce sont les petits qui me font des farces. Je ne suis pas niais, écoute les rires aux éclats!

 

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Commentaires
M
Merci Marie-Claire. Ce que tu en dis, et pour la partie que tu en as lu, est de nature à m'encourager pour continuer à écrire ! Ce récit raconte un épisode de ce que fut ma jeunesse, ou pendant '' mes vacances scolaires'' d'été, je servais comme vacher dans les fermes du plateau ardéchois. J'en garde, globalement, que de bons souvenirs, même si certaines situations, comme celles vécues avec Etienne, m'ont amené à grandir plus vite que je ne l'aurais voulu. De ce vécu, de cette nourriture, dont le quotidien apportaient régulièrement son lot de surprises, j'aurais pu en écrire un roman.
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M
Un délice ce récit! Je n 'ai pas encore fini... j'en garde pour ce soir comme les romans dont je ralentis la lecture pour mieux savourer ! Merci Marcel !
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le blog de marcel tauleigne
  • Il s'agit d'un blog dont l'objectif sera de présenter mes occupations de loisir. Mon travail d'écriture, ma peinture, ainsi que ma passion pour le sport en particulier. Ce blog peut être mis au regard et lu par toutes les personnes, sans limite d'âge.
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